Témoigner la liberté et la responsabilité. Quelques souvenir d’une enfance heureuse dans une dictature oppressante – Par Thomas Mohnike


Thomas Mohnike est professeur de littérature et de civilisation scandinaves à l’Université de Strasbourg où il est également directeur du département d’études nordiques. Depuis 2022, il porte le projet “Esthétique de protestantisme en Europe du nord” qui s’intéresse à l’impact du luthéranisme sur la pensée scandinave. Né à Berlin-est, il revient ici sur ses souvenirs de catéchumène et sur les premières marches pacifiques qui, menées par les pasteurs luthériens est-Allemands, ont profondément ébranlé les structures de la RDA.


Quand je pense à l’Église, je pense à la liberté. Un lieu des libres-penseurs, un lieu protégé, un lieu humain, un lieu de confiance et de dialogue. Quand j’étais enfant, quand j’étais adolescent, c’était l’endroit où l’on pouvait développer son esprit critique, où on était accepté comme on était. C’était un endroit où l’on pouvait critiquer à condition de respecter l’autre, car la liberté, c’est toujours la liberté de l’autre, pour reprendre les mots de Rosa Luxemburg.

En grandissant, en devenant adulte, j’ai compris que cette image de l’Église, je ne la partageais qu’avec peu de gens. Je la partageais surtout avec ceux qui, comme moi, avaient grandi en RDA, dans ce qu’on appelle aujourd’hui l’Allemagne de l’Est, et qui appartenaient à des milieux protestants. Et c’est de cette image, ce lieu de la liberté de la pensée et de l’être dont je veux parler ici, pas de façon objective, mais de façon anecdotique, subjective, personnelle, parce que c’est la seule perspective que je possède. Je suis témoin de cette histoire, mais pas son historien.

Je suis toujours étonné et fasciné par le fait que je suis aujourd’hui à Strasbourg, que j’ai pu faire des études, que j’ai pu continuer à l’Université, que je peux y travailler avec une liberté de pensées comme nous l’avons tous en Europe, mais qui n’était pas donné au début de mon enfance. Pour moi, tout cela n’aurait pas été possible sans la chute du mur, l’ouverture des frontières, l’Europe, la démocratie. Tout cela n’aurait pas été possible sans les idées et les actions que j’ai d’abord rencontrées à l’église, qui y ont été préparées dans des groupes de libres-penseurs hébergés par l’Église, soutenus par l’Église et souvent appartenant à l’Église — et qui ont marqué ma vie profondément. S’il n’y avait pas eu cette ouverture, si l’État du soi-disant « socialisme réel » avait toujours existé, je n’aurais probablement jamais fait des études, car c’était pratiquement impossible pour ceux dont les parents n’étaient pas membres du parti socialiste ou de l’un de ses partenaires politiques, dont les parents avaient fait des études eux-mêmes et, de plus, qui avaient des liens avec l’Église, même si ces liens n’étaient pas très prononcés.

Cependant, le fait de ne pas avoir de liens officiels avec l’Église, de se trouver seulement dans ces milieux était peut-être pire que d’être enfant de pasteur : il existait un contrat entre l’État et l’Église, une sorte d’armistice, qui stipulait que l’État ne prendrait pas de mesures contre l’Église et que celle-ci ne travaillerait pas contre l’État. Bien évidemment, ce contrat n’était pas parfaitement respecté par les deux parties. Cependant, l’un des résultats de cet armistice était que l’appartenance à l’Église n’était jamais utilisée comme argument pour expliquer une décision négative concernant une personne — par exemple, le refus d’admission au lycée ou à l’université. Cependant, on savait que l’appartenance à l’Église était une raison pour chercher d’autres raisons à la décision négative, afin de cacher la vraie raison : la crainte de ces chrétiens. Souvent, par contre, les enfants de pasteurs n’étaient pas aussi désavantagés, cela aurait été trop évident. On était fier d’être officiellement un pays de liberté de religion, même si dans les petits textes, on voyait la religion comme un reliquat du passé.

Il est très improbable que j’aie pu faire des études. J’ai eu un premier refus à l’âge de 14 ans d’aller au lycée. À 15 ans, il y avait la chute du mur et tout changeait pour moi, heureusement. Par contre, si la RDA avait continué d’exister, il est fort probable que je serais pasteur aujourd’hui. Pour ses membres qui ne réussissaient pas dans le chemin officiel, l’Église protestante avait des institutions indépendantes pour préparer à une sorte de baccalauréat, et elle avait ses propres petites écoles supérieures pour la formation de ses pasteurs comme par exemple le Katechetisches Oberseminar (Séminaire supérieur de catéchèse) à Naumburg. Peut-être que j’aurais pris ce chemin intellectuel, qui sait.

J’ai appris l’existence de cette possibilité pour la première fois lorsque notre pasteur de la cathédrale de Magdebourg, Giselher Quast, nous a raconté lors d’une séance de catéchisme menant à la confirmation qu’il avait lui-même fait ses études là-bas. C’était, si je me souviens bien, une solution de secours, car il avait été renvoyé du lycée à cause de son refus d’exprimer l’opinion demandée lors de la rédaction d’une dissertation. Je ne me souviens plus des détails, si ce n’est que le sujet de la dissertation était « Une chaîne n’est aussi solide que son maillon le plus faible » (« Eine Kette ist nur so stark wie ihr schwächstes Glied »).

Giselher Quast a été — et est toujours — une personnalité engagée, critique, humaine, l’un de ces libres-penseurs dont j’ai parlé au début de mon texte. Il avait co-initié le groupe de « Prières pour le renouveau sociétal » (« Gebete um gesellschaftliche Erneuerung ») à la cathédrale, qui se réunissait régulièrement — pour la prière, certes, mais surtout pour discuter de la politique librement, pour échanger sur les perspectives qui s’offraient à ceux qui refusaient de penser comme l’État le demandait, qui osaient rêver d’une autre société, une société plus libre, plus égalitaire, plus pacifique, plus socialiste. Giselher Quast était un des porte-paroles de la révolution pacifique à Magdebourg, qui réussit à réunir les différents acteurs sociaux critiques du régime, indépendamment de leurs croyances, mais sans jamais nier leur foi. C’était aussi grâce à lui et ses collègues que les manifestations restaient pacifiques.

Il n’était certainement pas seul, sinon, on n’aurait pas été si nombreux dans ces manifestations de lundi, mais pour moi, c’était lui qui m’avait invité à y participer. Lors du catéchisme, il nous a raconté ce qui se passait dans ces groupes, ce qu’ils faisaient, et il nous invitait en tant que citoyen en devenir, si nous et nos parents étions intéressés, à nous joindre à eux. Je ne me souviens plus de quel lundi d’octobre il s’agissait quand je suis allé aux prières pour le renouveau sociétal. La cathédrale était remplie d’un bout à l’autre. Devant la cathédrale, il y avait ceux qui ne pouvaient plus entrer. Tout le monde était excité. Par contre, grâce aux rites et aux chants de l’Église, tous ces citoyens qui, en majorité, pour la première fois osaient se montrer opposants devenaient calmes, posés, unis dans le chant et la prière qui exprimait le souhait du changement aussi pour ceux qui ne croyaient pas en Dieu. Après la prière, on marchait lentement et dans un calme absolu, avec des bougies allumées jusqu’à la mairie, en un défilé de lumières de plus d’un kilomètre. La police regardait, mais ne faisait rien d’autre. À la mairie, si je me rappelle bien, il y avait encore un chant, et puis, tout le monde rentrait chez soi, sachant qu’on avait osé rompre avec nos craintes et angoisses.

C’est aussi chez Giselher Quast que j’ai rencontré pour la première fois Nietzsche et son dictum « Dieu est mort. » Si je me rappelle bien, il nous expliquait que c’était tout à fait juste, que c’était le noyau de notre croyance, car Dieu est mort et puis ressuscité, et il fallait toujours se rappeler ces deux aspects, sinon, il serait mort pour toujours, car c’est là que repose l’évangile de la liberté. Jésus était la loi, mais c’était aussi lui qui repensait la loi, qui dépassait la loi quand la loi humaine ne respectait pas l’humain.

L’Église, c’était aussi l’endroit où on pouvait écouter de la musique progressive ou interdite, du punk et des chansons politiques. C’était aussi l’endroit où des groupes féministes se sont formés, des groupes de théâtre, des familles, des groupes de jeunes et beaucoup d’autres. L’Église était un lieu de vie à part, un lieu qui n’était pas clandestin, mais mal vu. Un lieu pour vivre un moment ensemble en dehors des restrictions, des contrôles, de la parole réglementée. Bien évidemment, on savait qu’il y avait aussi ceux qui travaillaient pour la Stasi, la police secrète. Mais, au moins pour mes amis et mes connaissances avec qui j’ai pu échanger sur ce sujet, ce n’était pas un problème profond, car dans le cadre de l’Église et encadré par la langue de l’Église, tout cela restait admis — au moins en partie. Comme je l’avais dit, on savait qu’il y avait des conséquences pour le reste de nos vies, et ceux qui voulaient faire carrière dans cet État restaient éloigné.

Pour moi, c’était un lieu qui était peut-être plus important que je ne l’ai pensé à l’époque. Mes parents ne nous avaient pas fait participer, mes sœurs et moi, à cette vie pour que nous devenions des vrais chrétiens, mais pour que nous apprenions qu’on peut penser différemment. Différemment de ce que l’État nous enseignait, pas forcément plus vrai, mais une autre façon d’interpréter le monde. Celui qui connaît deux manières de penser et formuler ses pensées peut en faire trois, quatre ou plus. Il a la vraie liberté, car il peut choisir.

Christine Demke, qui nous enseignait la religion quand nous étions enfant, elle était un autre de ces talents qui savaient transmettre cette liberté et amour pour autrui, et les techniques pour devenir un citoyen confiant et responsable. On jouait, discutait, on fabriquait des marionnettes et présentait une pièce dans le cadre d’une des rencontres protestantes à Brandenbourg. J’avais moi-même un tout petit rôle, car j’étais trop timide à l’époque, mais cela ne posait jamais un problème. J’ai appris beaucoup sur moi et sur les différents talents que chacun possède, et que la différence est une richesse quand le respect et l’amour règnent.

Quelle différence à l’école où il fallait apprendre l’idéologie gouvernante sans faille ! Une fois, ma sœur était rentrée de l’école quand elle était en CM2. Elle racontait qu’en histoire, ils avaient appris l’origine des premiers humains en Afrique. Ensuite, la professeure d’histoire avait demandé aux enfants qui suivaient le catéchisme de se lever et d’expliquer pourquoi ils croyaient toujours en Dieu. Bien sûr, ces tactiques d’oppression n’étaient pas systématiques – la preuve en est que je ne l’ai pas vécu moi-même. Cependant, c’est une illustration emblématique de l’ambiance qui régnait en peu partout.

Si j’avais grandi ailleurs, j’aurais cité d’autres noms. Il y avait beaucoup des pasteurs et paroisses engagés qui luttaient de manière pacifique pour cette liberté d’esprit. Aussi à Magdebourg, il y avait beaucoup d’autres témoins de cette chrétienté libre et responsable. Le mari de Christine Demke, Christoph Demke, qui était évêque et politiquement engagé avec sa femme. La collègue de Giselher Quast, Waltraud Zachhuber, qui était dans les faits aussi importante que lui pour l’opposition à Magdebourg, même si pour moi personnellement moins présente. Les pasteurs Herbst qui avaient créé une paroisse vivant dans un quartier construit de toute pièce dans les années 1970, un milieu a priori pas du tout favorable à l’Église, pour ne citer que quelques-uns de ceux qui ont été importants pour moi dans mon enfance et adolescence.

Mes amis m’ont parlé de leurs paroisses, et même s’il y avait des différences dans le détail, l’esprit de l’engagement pour autrui et notamment pour la liberté, la liberté de l’autre, était partagé. Bien évidemment, l’ancien président de l’Allemagne, Joachim Gauck, venait de ce milieu, et aussi Angela Merkel, la chancelière qui a gouverné guidée par son esprit libre et analytique.

En partie, cet esprit continue de vivre dans certaines paroisses à l’Est. Ceux que je connais dans ces régions sont peut-être plus vivants qu’ailleurs en Europe. Je pense souvent que les protestants de l’Allemagne de l’Ouest, mais aussi de France, devraient y aller pour apprendre comment organiser une Église vivante dans un milieu déchristianisé. Mais peut-être que je me trompe et que c’est simplement le souvenir d’une enfance heureuse malgré une dictature oppressante, grâce notamment à ces îlots de discussion et d’échanges intellectuels qui me fait une tour. C’est au moins de cela qu’est né mon image de l’Église. Un chrétien de cette église, c’était d’abord un intellectuel engagé, qui se sent une responsabilité pour la société, un esprit critique, analytique, mais aussi un être humain avec amour, émotion et humour, ouvert à l’autre – à d’autres religions et ceux qui pensaient ne pas avoir de religion. Un vrai démocrate, et peut-être un modèle pour notre Europe d’aujourd’hui. Un témoin pour la liberté de l’autre.


Propos recueillis par Diane Niquin

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