Entretien avec le Père Dimitar Kaburov, paroisse Saint-Tsar Boris, Sofia, Bulgarie.
Lorsque l’on évoque la répression religieuse sous les régimes communistes, l’Union soviétique ou la Roumanie de Ceaușescu viennent spontanément à l’esprit. Mais la Bulgarie, satellite fidèle de Moscou entre 1944 et 1989, fut l’un des États où la lutte contre la religion fut parmi les plus systématiques et les plus silencieuses. Ce pays, pourtant profondément marqué par une tradition monastique ancienne — Rila, Bachkovo, Troyan — a connu une tentative d’éradication de la foi dont les effets se font encore sentir.
Un prêtre de la génération post-communiste
« J’officie à Saint Tsar Boris depuis 2004 », explique le Père Kaburov. Cette paroisse est récente : inaugurée en 2000, elle n’a pas connu l’étreinte du régime communiste. Fait notable, il est le premier prêtre de sa famille, ce qui reflète une réalité bulgare : après 45 ans de pression idéologique, rares sont les lignées où la transmission sacerdotale put se poursuivre.
Sa formation théologique s’est déroulée dans un contexte de transition. Il entre dans l’École des études théologiques de Bulgarie lorsque celle-ci retourne à Sofia après avoir été déplacée en 1945 à Tchérépich pour fuir les bombardements alliés. L’institution elle-même avait été étroitement surveillée par l’État communiste, qui nommait ses directeurs et contrôlait les programmes.
Pourtant, dit-il, le communisme était absent des cours :
« Pendant mes études, le sujet n’a jamais été abordé. »
L’idéologie, elle, était inculquée bien plus tôt :
« À l’école primaire, on se moquait de nous si l’on manifestait notre foi ou si l’on entrait dans une église. »
Comme dans tout le bloc soviétique, le contrôle social commençait dès l’enfance.
Une religion stigmatisée : la réalité bulgare
À la question de savoir s’il était possible d’assister à des offices durant le communisme, le Père Kaburov est catégorique :
« Non, c’était très mal vu. On se moquait de nous, on considérait cela comme dangereux. »
Contrairement à l’URSS, la Bulgarie n’a pas massivement fermé ses églises — notamment parce que l’Église orthodoxe bulgare fut rapidement infiltrée et mise sous tutelle. Dès les années 1950, le patriarche Cyrille lui-même dut composer avec le pouvoir, tandis que nombre d’évêques furent recrutés comme agents de la Sécurité d’État (la DS). Les archives aujourd’hui ouvertes montrent que l’Église bulgare fut l’une des plus contrôlées du bloc de l’Est, bien que moins brutalement persécutée qu’en Albanie ou en Russie stalinienne.
Prêtres surveillés, monastères tolérés mais muselés
Le Père Kaburov n’a pas personnellement connu la répression, mais reconnaît que les archives sont explicites :
« Oui, les prêtres et les moines ont été poursuivis et chassés. »
Pourtant, les grands monastères — Rila, Bachkovo, Troyan — n’ont pas été fermés, contrairement à la majorité des monastères de Russie ou de Roumanie. Ils sont restés en activité, mais sous surveillance étroite. Le clergé monastique, autorisé à rester dans les murs, se voyait interdire toute influence extérieure :
« Le monachisme existait à l’intérieur, mais lorsqu’il sortait, il était abaissé. »
Autrement dit : on tolérait les moines tant qu’ils restaient invisibles.
Quant aux archives et bibliothèques monastiques, le Père Kaburov n’a pas de témoignage direct, mais l’histoire documentée montre que :
- certaines furent inventoriées et scellées par la Sécurité d’État ;
- d’autres furent laissées intactes mais rendaient leur consultation impossible, car entrer dans un monastère exposait à une surveillance policière et à des sanctions professionnelles.
La Bulgarie communiste, à la différence de l’Albanie (où toute religion fut interdite en 1967), préféra contrôler plutôt que détruire.
Une tradition liturgique préservée malgré tout
Interrogé sur la survivance des chants sacrés — héritiers de la tradition byzantine, parfois proches du chant grégorien oriental — le Père Kaburov confirme :
« Il y a toujours eu des chœurs dans les églises. Même un prêtre seul pouvait chanter lors d’une liturgie privée. »
C’est là une particularité bulgare : la musique liturgique demeura l’un des rares espaces spirituels que le régime n’osa pas totalement étouffer, notamment parce qu’elle faisait partie du patrimoine national. Les compositions de Petar Dinev ou les écoles régionales de chant slavon ont ainsi pu survivre, parfois sous une forme minimaliste.
Quelles relations aujourd’hui avec Moscou ?
À la question la plus politique — les relations entre le patriarche bulgare et le patriarche de Moscou — le Père Kaburov répond par une pirouette pleine d’ironie :
« Les liens actuels sont les mêmes que ceux entre le patriarche de Bulgarie et le Vatican ! »
Une manière élégante de dire : officiellement cordiaux, officieusement distants.
La Bulgarie a par ailleurs été l’un des seuls pays orthodoxes à ne pas suivre Moscou dans sa rupture avec Constantinople en 2018, lors de la reconnaissance de l’Église orthodoxe d’Ukraine. Les relations entre Sofia et Moscou sont aujourd’hui réduites et fluctuantes, marquées par un passé de dépendance mais une volonté progressive d’autonomie.
Une foi restée vivante
Malgré la surveillance, la pression sociale et la stigmatisation, le Père Kaburov rappelle une réalité essentielle :
« Pendant le communisme, la foi a été préservée en dépit des tentatives incessantes de l’écraser. »
Comme en Pologne ou en Lituanie, mais de manière plus discrète, la religion est restée un refuge privé, une forme de résistance silencieuse.
Aujourd’hui, la Bulgarie connaît une renaissance religieuse, même si le niveau de pratique reste faible par rapport à d’autres pays orthodoxes. Les monastères sont redevenus des centres spirituels et culturels, et la mémoire de la période communiste s’écrit lentement, notamment à travers les témoignages de prêtres comme le Père Kaburov.
Conclusion
L’entretien avec le Père Dimitar Kaburov confirme ce que l’historiographie met en lumière depuis l’ouverture des archives : le communisme bulgare a cherché à contrôler l’Église plutôt qu’à l’anéantir, mais au prix d’une profonde mutilation de la vie spirituelle et de la liberté religieuse.
Dans un pays où le christianisme orthodoxe a façonné l’identité nationale depuis le IXᵉ siècle, cette période demeure une parenthèse notable, dont les traces sont encore visibles — mais où la renaissance de la foi, à l’image des chants sacrés renaissant dans les paroisses, témoigne d’une étonnante résilience.
Propos recueillis et traduits par Daniela Krasteva
