Entretien avec Son Éminence, le Métropolite Stéphanos (Charalambidis) de Tallinn et de toute l’Estonie (juridiction de Constantinople).
Propos recueillis le 21 juillet 2025
Préambule – Un homme d’Église venu du Sud
Au seuil de son ouvrage La véritable histoire des orthodoxes d’Estonie (coécrit avec Jean-François Jolivalt), Son Éminence le Métropolite Stéphanos (Charalambidis) rappelle lui-même qu’il n’a « aucune caractéristique d’un homme du Nord ». Né en Afrique de parents chypriotes, il a poursuivi un cursus universitaire entre la Belgique et la France et y a commencé sa mission pastorale. Ce parcours pourrait sembler éloigné des rivages baltes, pourtant, en 1999, il est intronisé et placé à la tête de l’Église orthodoxe d’Estonie, sous la juridiction de Constantinople. Lorsqu’il arrive dans sa nouvelle terre d’accueil, l’Estonie a recouvré son indépendance depuis peu – à peine huit ans – et l’Église qu’il y trouve « n’est plus que l’ombre de ce qu’elle fut » après la Seconde Guerre mondiale.
« Y avait-il de nombreux orthodoxes estoniens lorsque vous êtes arrivé en Estonie en 1999 ? »
« En 1945, les recensements faisaient état de près de 200 000 fidèles répartis en 153 paroisses administrées par 180 prêtres. On comptait aussi deux grands monastères, un pour femmes et un pour hommes. Quand je suis arrivé en 1999, il n’y avait plus que 10 prêtres dont 6 âgés de plus de 80 ans pour veiller sur 7000 fidèles, bien souvent eux-mêmes d’un certain âge. » Il y a là une perte vertigineuse de moyens humains et de force communautaire : le nombre de prêtres a été réduit à presque rien, la pyramide des âges est défavorable, l’élan missionnaire que l’on associe aux périodes de croissance s’est trouvé comme paralysé par l’histoire. Malgré cette conjoncture, Son Éminence souligne la résilience de la communauté orthodoxe estonienne qui est parvenue à se reconstruire ces vingt dernières années « Actuellement notre Église compte 35 000 fidèles, 38 prêtres, et 3 évêques, tous Estoniens et un petit monastère féminin qui est déjà en activité. » Prochainement, c’est « un monastère masculin avec 4 ou 5 moines » qui va être inauguré. « Nous avons aussi une école de théologie qui fonctionne parfaitement bien et qui est subventionnée par l’État. »
Au fil de sa réponse, Son Éminence revient sur les causes du délitement du siècle passé. D’un côté, il y a bien entendu le régime soviétique qui s’est longtemps montré hostile à tout phénomène religieux, mais également les « tensions internes à l’Église orthodoxe », entre patriarcats de Moscou et de Constantinople, que l’Estonie a fini par cristalliser. L’histoire ecclésiale du pays s’est donc tressée, durant des décennies, avec une histoire politique contrainte ; le recul numérique des fidèles comme l’effondrement des cadres paroissiaux et monastiques y trouvent une partie de leur explication.
Le tableau que dresse Son Éminence pour 1999 ne se limite pas à une statistique rétrécie ; il décrit aussi un paysage pastoral fatigué. Des prêtres très âgés qui portent encore des communautés elles-mêmes vieillissantes ; la transmission est en panne, la formation s’est raréfiée, les ouvrages en langue nationale manquent — autant d’indices d’un tissu religieux qui a tenu, mais au prix d’une réduction et d’une dispersion extrêmes.
Cette réponse inaugure une autre dimension de l’entretien : l’articulation constante entre le quantitatif (le nombre de fidèles, de prêtres, de paroisses, de monastères) et le qualitatif (l’âge, l’état d’esprit, la langue liturgique, la conscience historique). L’un et l’autre composent l’arrière-plan de ce que Son Éminence appellera plus tard une « reconstruction progressive », faite de réouvertures, de rééditions, de rajeunissements et d’une discipline pastorale ferme face aux tentations de fanatisme.
« Votre siège était-il vacant lors de la période communiste ? »
La question du siège – la chaire épiscopale, le point focal de la continuité pastorale – est décisive pour comprendre la configuration institutionnelle. La réponse est nette : « Oui, le Siège a été vacant car les dignitaires ont été remplacés par des évêques Russes. » À partir de là, Son Éminence situe des repères. Au début des années 1920, son prédécesseur, Alexandre (Paulus), est « élu à la tête de l’Église orthodoxe autonome d’Estonie placée sous la juridiction de Constantinople ». Après l’annexion soviétique, il est « forcé de partir en exil en 1945 » et « meurt en 1953 en Suède » avec « de nombreux autres exilés ». Cette trajectoire résume l’effacement imposé à la hiérarchie locale : selon Son Éminence, la vacance n’est pas un vide abstrait, c’est une substitution forcée et une diaspora contrainte.
Avec l’indépendance recouvrée en 1991, la situation politique change. En 1993, « l’Église orthodoxe d’Estonie a été restaurée dans ses droits par le gouvernement », « même si les Russes essaient aujourd’hui de se présenter comme les véritables successeurs ». La formule résume en soi le nœud de la période : la reconnaissance étatique et la revendication concurrente. « En 1996, un accord a été trouvé entre les deux patriarcats de Moscou et de Constantinople afin d’apaiser leur cohabitation en Estonie ». La même année, « l’archevêque orthodoxe de Finlande est désigné locum tenens », administrateur provisoire – avant que Son Éminence, Stéphanos (Charalambidis) ne soit intronisé en 1999.
On mesure ici que la question du siège dépasse la technique canonique : elle touche à la symbolique des continuités, au droit d’inscrire une mémoire ecclésiale dans la durée, et au pouvoir de nommer des hommes d’Église. La vacance prolongée, la substitution par des évêques relevant de Moscou, puis la restauration des droits de l’Église sous Constantinople, tout cela dessine une cartographie de pouvoirs sous contrainte politique, où chaque jalon porte une charge de mémoire et de légitimité.
« Savez-vous comment faisaient les fidèles orthodoxes pour assister à des divines liturges pendant la période communiste ? »
La réponse tient en une série d’éléments qui, mis bout à bout, composent une image précise de la survie religieuse. Il y a d’abord ces « quelques fidèles qui sont restés avec la nostalgie de restaurer leur Église ». Ensuite, « des échanges énormes de population » notamment « l’implantation de populations russes dans le nord du pays » car le métabolisme démographique de la période soviétique a chamboulé les équilibres. Enfin, Son Éminence rappelle un dernier élément, souvent ignoré hors d’Estonie : « beaucoup d’orthodoxes sont devenus luthériens plutôt que de passer chez les Russes. » Ce passage est crucial : par refus d’une tutelle jugée contraire à leur mémoire ecclésiale, des orthodoxes estoniens ont préféré se fondre dans la confession majoritaire du pays, le luthéranisme, plutôt que de rejoindre les paroisses relevant de Moscou. Ici, la question de la juridiction n’est pas une querelle abstraite ; elle a façonné des trajectoires de croyants au point de transformer leur appartenance confessionnelle.
Quand Son Éminence arrive en 1999, il ne reste plus que « 5 paroisses friables » ; aujourd’hui, on en compte près de 65 fréquentées par des familles entières, des jeunes couples, des « néophytes » et dans lesquelles on célèbre de nombreux baptêmes. Autrement dit, la reprise n’est pas qu’une reconstitution mécanique des structures ; elle implique un rajeunissement pastoral et sacramentel, l’arrivée de « néophytes », une dynamique de familles, et donc une projection dans l’avenir.
La question de la langue constitue l’un des derniers points soulevés par Son Éminence qui tient à préciser : « Paroisses russes, mixtes et estoniennes coexistent aujourd’hui ». Célébrer la liturgie en estonien constitue cependant un vecteur identitaire majeur : même si l’estonien n’a jamais été officiellement interdit pendant la période soviétique, c’est le russe qui a peu à peu pris le pas. Son Éminence rajoute que « c’est en 1999 que les premiers livres scolaires ont été réédités en estonien ». Même s’il ne parlait pas la langue à son arrivée, il s’est fait un devoir de l’apprendre et évoque ce qu’il qualifie par endroits de « fanatisme russe inouï ». Face à cela, son instruction pastorale est limpide : « Tout membre du clergé qui ferait une action haineuse et fanatique serait automatiquement suspendu pour trois mois. » La discipline ecclésiale est ici conçue comme un rempart : ne pas laisser l’identité se dégrader en hostilité, contenir la violence symbolique, maintenir la ligne spirituelle. Il insiste d’ailleurs : « Très souvent, des familles russes pauvres viennent célébrer leurs baptêmes chez les orthodoxes de Constantinople. » Selon Son Éminence, « l’idée du pardon est essentielle, c’est la ligne directrice du clergé. »
« Diriez-vous que les penseurs orthodoxes ou de simples fidèles ont joué un rôle dans l’ébranlement et la dislocation de l’URSS ? »
« Les Estoniens ont joué un rôle très pacifique et très clair. » Son Éminence évoque alors la « chaîne humaine de Tallinn à Vilnius » : en août 1989, « des milliers de personnes se sont tenu la main pour faire front. » Cette image atteste, selon Son Éminence d’une intention profonde : « la nostalgie et le désir des peuples baltes de rester fidèles à leurs traditions et à leur Église. » Concernant l’Estonie, Son Éminence rappelle l’histoire d’un « petit pays » qui a connu une « occupation de huit siècles, que ce soit sous les Allemands, les Suédois ou les Russes ». Ce cadrage de longue durée n’est pas là pour additionner des griefs ; il explique une posture : la non-violence, l’affirmation claire, la continuité de la mémoire.
« Vous êtes rattaché au patriarcat de Constantinople, et vous écrivez dans votre ouvrage que l’empreinte byzantine est très profonde dans l’identité estonienne. Diriez-vous que cette dissociation de l’Église orthodoxe autocéphale russe a joué un rôle dans la construction de l’identité estonienne post période soviétique ? »
« Oui bien sûr, nous sommes rattachés au patriarcat œcuménique mais sous le statut d’Église autonome. Les pays baltes ont historiquement toujours été en lien avec le patriarcat de Constantinople. » En juillet 1923, l’Église orthodoxe autonome d’Estonie était placée sous la juridiction du patriarche Meletios IV de Constantinople « à la demande du peuple estonien ». Le lien avec le Patriarcat œcuménique est ici présenté comme un élément structurant de l’identité estonienne : l’inscription dans une histoire religieuse qui n’est pas celle de Moscou, la réaffirmation d’une mémoire propre, l’appartenance à une famille ecclésiale qui s’est tenue, de longue date, en relation avec l’espace baltique.
Pour situer, Son Éminence esquisse une comparaison avec les pays voisins. En Lettonie, « presque 50% de la population est russe » de confession orthodoxe rattachée au patriarcat de Moscou, ce qui fait de cette Église la deuxième, en termes d’importance numéraire, après la confession luthérienne. La Lituanie, « en plus des paroisses russes, compte une douzaine de paroisses orthodoxes sous la protection de Constantinople » mais ne cristallise pas moins les tensions. Depuis plusieurs siècles, c’était à l’autorité de Moscou qu’étaient rattachées ces paroisses, mais des dissensus survenus après la reprise du conflit russo-ukrainiens en 2022 ont occasionné un changement d’obédience. En 2023, le patriarche Bartholomée Ier de Constantinople les place, sur demande du gouvernement letton, sous sa juridiction. Cette dernière anecdote s’inscrit dans un cadre plus large : depuis les événements de 2022, Son Éminence souligne l’effort visant à regrouper toutes les paroisses baltes sous la juridiction du patriarcat œcuménique et d’encourager les « relations avec la Finlande ». Son Éminence adresse enfin un avertissement : « Si la guerre en Ukraine tourne mal, la Russie se tournera vers les pays baltes. » Cette phrase, livrée telle quelle, relie le champ religieux au champ géopolitique : les lignes qui structurent les juridictions sont traversées par les tensions d’un conflit plus large, et les pays baltes, à ses yeux, se situent dans une zone d’attention.
Revenant à l’Estonie, la dissociation d’avec l’autocéphalie russe est comprise comme une affirmation identitaire autant que comme une normalisation canonique. Elle s’est traduite, dans la vie concrète, par la reconstruction de paroisses, la réédition de livres en estonien, la célébration dans la langue du pays malgré la pluralité des dialectes, et la mise en place d’une discipline pastorale visant à conjurer les expressions de ce que Son Éminence qualifie de « fanatisme ». À travers ces gestes, l’Église a redonné des repères, non pas contre une population, mais pour une cohésion.
« Avez-vous des liens avec votre homologue rattaché au patriarcat de Moscou ? »
La réponse est laconique : « Aucune, parce que le patriarcat de Moscou ne le veut pas. » Son Éminence continue en apportant quelques précisions sur la disparité statistique : « Sur le territoire estonien, les Russes comptent moins de paroisses [que les orthodoxes rattachés à Constantinople], environ une trentaine, mais près de 140 000 fidèles, qui sont le fruit de l’occupation soviétique. » C’est-à-dire que l’implantation numériquement la plus importante, côté fidèles, ne coïncide pas avec un maillage paroissial équivalent ; elle tient à des mouvements de population qui ont durablement modifié la sociologie religieuse du pays.
Son Éminence continue en énumérant des événements traumatiques de l’histoire estonienne : « Vous savez, dès 1920 ont lieu les premières persécutions avec, notamment, l’assassinat de l’évêque Platon (Kulbusch), commandité par les soviétiques. En 1941, ce sont tous les intellectuels du pays qui sont supprimés ; en mars 1953 ont lieu les grands échanges de population. » Cette précision rappelle, en marge de la question relationnelle, que la distance actuelle avec l’homologue moscovite s’inscrit, selon Son Éminence, dans une histoire de violences et de recompositions sociales forcées.
Pour autant, il exprime une ouverture conditionnelle, affirmant qu’il serait « pour une célébration commune » avec son homologue relevant du patriarcat de Moscou. Son Éminence place, cependant, cette perspective sous le signe d’un nouveau cadre légal. Il suggère « une intervention de l’État » afin de définir « une nouvelle loi pour la sécurité », l’ambition n’étant « pas de supprimer l’Église russe », mais plutôt l’exigence « que cette dernière coupe les liens avec Cyrille [patriarche de Moscou] ». Dans ce contexte, Son Éminence propose, comme « réaction immédiate », de donner reconnaissance et protection canoniques « pour que ces paroisses ne deviennent pas des sectes », ajoutant que « La porte est ouverte. » On comprend le sens de la manœuvre : si des paroisses venues du giron moscovite rompent un lien exigé par la loi, leur offrir une maison canonique évite qu’elles se dispersent, dérivent ou s’éteignent. C’est une réponse pastorale et institutionnelle à une situation politique et juridique.
Dans cet environnement tendu, Son Éminence rappelle encore que « le Métropolite rattaché au patriarcat de Moscou [Eugène (Rechetnikov)] a été interdit de séjour en Estonie après avoir été accusé de déstabilisation de l’État [en début d’année 2024] ». Pourtant, l’absence de relation formelle au sommet ne doit pas empêcher la bienveillance envers des fidèles vulnérables. Son Éminence conclut : « L’Évangile est un risque, le pardon et l’amour des ennemis est un risque. C’est ma responsabilité pastorale et humaine et elle reste fondamentale dans un moment difficile sans rien demander en retour afin que chacun puisse continuer à jouir de tous les droits que la loi prévoit. »
« Qu’est-il advenu des monastères orthodoxes lors de l’annexion soviétique ? disposaient-ils de bibliothèques ? »
« Oui, mais toutes ont été confisquées. » Selon Son Éminence, il s’agit d’ailleurs là d’une entrave dans la posture mémorielle du peuple estonien : durant la période soviétique, les bibliothèques n’ont pas été les seules concernées car c’est une véritable « confiscation des archives » qui a été orchestrée. Face à cette dépossession matérielle, Son Éminence insiste sur une attitude spirituelle, rappelant « le devoir de prière et de rester serein pour ne pas être négatif. » Cette juxtaposition dit bien ce qu’a été la gestion ecclésiale de l’épreuve : constater la perte, et maintenir la vie intérieure. Pour ce qui subsiste, Son Éminence parle de « quelques documents d’avant 1945 », mais « très peu d’éléments : tout a été rapatrié à Moscou. Plus largement, tous les biens ecclésiastiques ont été rapatriés à Moscou. » Dans les Archives Nationales d’Estonie, « ne restent que quelques éléments », mais « tout ce qui concerne le plan ecclésiastique [c’est-à-dire l’essentiel] a été emporté ».
Des recherches sont bien sûr effectuées pour tenter de retrouver ce patrimoine dispersé : Son Éminence évoque alors le travail d’un prêtre historien basé en Finlande, ou bien un autre membre de son clergé qui « dispose d’archives personnelles très importantes. » L’ambition affichée reste celle d’un peuple qui œuvre pour recouvrer les reliques de son passé, notamment liturgique. C’est dans cette volonté que Son Éminence inscrit « la récupération de la dépouille mortelle de [s]on prédécesseur, Alexandre (Paulus) » rapatriée en décembre dernier (le 4 décembre 2024) de Suède, où elle avait été conservée depuis son décès survenu en 1953.
Au-delà des fonds bibliographiques, c’est la matrice même de la vie confessionnelle qui a été vidée : les lieux, les fraternités, les économies matérielles. Son évaporation pendant l’annexion dit, en creux, ce que l’Église a perdu – des lieux de prière, d’étude, de copie, de transmission – et ce qu’elle cherche aujourd’hui à remettre debout, autant que possible, dans un paysage archivistique largement amputé.
Conclusion – Fermeté et pardon
En se prêtant à cet entretien, Son Éminence le Métropolite Stéphanos (Charalambidis) n’a pas proposé une thèse abstraite sur l’orthodoxie en Estonie mais a, au contraire, restitué une expérience concrète faite de violences, de pertes et de résilience.
La mémoire blessée n’est pas rabattue sur un ressentiment ; elle est orientée par une ligne spirituelle, celle du pardon, et la volonté de restaurer un patrimoine archivistique perdu. Pour Son Éminence, la vacance du siège durant la période communiste et sa restauration depuis les années 1990 s’inscrivent dans une géographie où les pays baltes ont longtemps relevé de Constantinople et où la Finlande joue un rôle de proximité. Les craintes de Son Éminence concernant l’avenir de ces pays et les efforts concomitants déployés par le patriarcat œcuménique pour fédérer laissent clairement entrevoir les chevauchements entre cartes canonique et géopolitique.
Propos recueillis par Diane Niquin
